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Juin 10

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Développement durable ou responsabilité transgénérationnelle ?



Le mercredi 26 mai, j’ai assisté avec quelques autres bergeracois à la réunion publique dédiée au lancement de l’Agenda 21 sur la commune de Bergerac. Cette réunion fut animée par Nicolas Dufresne, du bureau d’étude ACS, responsable de l’élaboration du diagnostic préalable aux projets effectifs en matière de développement durable. Cette notion – développement durable – fut au cœur de la présentation à grands coups de PowerPoint puis des échanges avec le public. Qu’est-ce que le développement durable ? Nicolas Dufresne s’est amusé à sonder le public pour dégager des mots clés, « écologie » semblant le plus spontané pour nous tous. En même temps, une question grandissait en moi : soit pour le développement durable, mais que serait de tout façon un développement non-durable ? Quelque chose qui se développe, ce n’est pas quelque chose qui mute ; un développement nécessairement prend du temps, est scandé par des étapes, ne peut être spontané et éphémère, bref : dure.

Puis Nicolas Dufresne projeta sur l’écran la phrase qui devait définir l’expression réceptacle de « développement durable » : « répondre aux besoins du présent sans compromettre les conditions d’existence des générations futures ». Ainsi formulée, la définition du développement durable a le mérite de révéler ses origines idéologiques, son fond philosophique qui a brillamment inspiré le mouvement vert en Allemagne dès les années 90. Cette origine se découvre – partiellement en tout cas – dans un écrit du philosophe allemand Hans Jonas, qui rencontra un franc succès et alimenta le débat philosophique dans les années 80 : « Le principe responsabilité » (1979 – disponible en format poche dans la collection Champs-Flammarion). Dans cet ouvrage, Jonas cherchait à refonder les morales traditionnelles en les adaptant aux défis et dilemmes de notre temps, plus exactement aux périls multiples engendrés par les développements techniques qui poussent certains à adopter la pose technophobique. Dans la présentation de ce texte, Jean Greisch explique que sous ce nom de « principe responsabilité », il s’agit de trouver des principes moraux capables « de préserver et de protéger, [non] pas notre propre vie, mais la vie de tout ce qui, à l’avenir – cet avenir extraordinairement lointain et en même temps proche dont la technologie seule nous fournit l’idée –, apparaît comme essentiellement fragile et menacé, que ce soient les générations futures, non encore nées, ou la nature elle-même ». Préserver des conditions d’existence dignes pour les générations futures, ce qui implique comme conséquence et non comme principe de préserver la nature. On comprend dès lors d’où vint le succès des verts en Allemagne : écologistes bien sûr, mais l’engagement écologique découle d’une préoccupation première, centrale, principielle, à savoir le souci des générations à venir, d’où un projet politique de société et de civilisation aux prolongements écologiques denses. Les formulations que Jonas propose du « principe responsabilité » sous la forme d’impératifs catégoriques s’éclairent alors et prennent tout leur sens : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ou bien encore « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » (chapitre 1er, V).

Le principe défendu par Jonas a donc pour objet la préservation des conditions d’existence des générations futures, qui implique la non-dégradation de notre milieu de vie ou environnement. Vous noterez encore la mention d’une vie « authentiquement » humaine sur terre, qui englobent donc les préoccupations écologiques mais aussi les multiples caractéristiques de ce que nous nommons « culture » ou « civilisation » : droits, cohérence du vivre-ensemble, arts, littérature, techniques, etc. Il s’agit ainsi d’articuler harmonieusement développement de la civilisation, préservation du patrimoine culturel et préservation de notre milieu de vie : la nature (et c’est ici que se greffent les notions d’écologie, de biodiversité, d’éco-responsabilité, etc.). Vous remarquerez enfin que le « principe responsabilité » qui doit guider l’agir collectif et donc politique se fonde dans une responsabilité à l’égard de l’humain existant ou non encore existant, mais certainement pas à l’égard de la nature : la nature ne saurait être préservée que parce qu’il est impératif de léguer des conditions d’existence dignes aux générations futures.


Il est temps à présent d’expliciter les raisons animant une telle explication de texte : les soubassements philosophiques sur lesquels se justifient l’expression de « développement durable » rendent totalement incompréhensible cette expression. S’il s’agit de léguer aux générations futures un cadre de vie sain et des conditions d’existence dignes, il semble plus légitime de parler de solidarité intergénérationnelle, voire de responsabilité transgénérationnelle, et non de « développement durable ».

Il ne faudrait pas que le lecteur voit là une simple guerre de mot. Il faut bien comprendre en effet que selon l’expression retenue, le projet citoyen et politique se trouve intégralement modifié dans ses priorités. La responsabilité transgénérationnelle implique un souci porté des ainés vers les plus jeunes et ceux qui ne sont même pas nés, mais également un souci des plus jeunes et des ainés envers les vieillards. Par exemple ; placer le lien transgénérationnel au cœur de l’action collective responsable interdit de retirer les plus âgés de la société afin de les parquer dans des mouroirs où la dignité des conditions d’existence n’est pas nécessairement une priorité. La notion de « développement durable » n’induit pas directement une telle préoccupation. La solidarité transgénérationnelle appelle donc immédiatement des questionnements multiples : comment raffermir le lien intergénérationnel ? Quelle culture inculquer et léguer à nos descendants ? Quel dynamisme recevoir de la jeunesse ? Quel cadre de vie pour les générations futures ? Autant d’interrogations s’articulant autour de la question centrale de la « durabilité » de conditions d’existence authentiquement humaines.


Vient alors le moment de s’interroger sur le choix de l’expression de « développement durable ». Pourquoi « développement durable » et non « responsabilité transgénérationnelle », cette seconde expression ayant le mérite de la transparence, explicitant les justifications avancées lorsque Nicolas Dufresne projeta la définition du « développement durable » devant nos yeux ébahis ? Je suspecte fortement que la préférence pour le terme de « développement durable » consiste dans le fait que cette expression n’est qu’un réceptacle, un fourre-tout où se repèreront les plus intéressés (intéressés par les questions en jeu pour certains, intéressés par l’aspect financier pour d’autres). Derrière le terme de « développement durable » semble résonner celui de « croissance durable », ou comment se développer économiquement en se démarquant de la masse, promettant que les enjeux économiques s’épanouiront ici de manière plus propre que là-bas.

Lorsque Nicolas Dufresne interrogea le public réuni sur des propositions d’actions concrètes favorisant le « développement durable », j’émis une proposition : « fermer l’aéroport ». Quelques rires suivirent évidemment, je ne visais pas autre chose. Mais à bien y réfléchir, nous savons tous que les avions sont vecteurs de pollution. Nous savons tous que si on nous demandait de réfléchir aux sources de pollution majeures dans le bassin bergeracois, nous devrions citer, en toute honnêteté : l’aéroport. Mais en même temps, l’aéroport permet théoriquement une plus grande accessibilité pour les touristes, surtout en l’absence d’une ligne ferroviaire reliant Bergerac à Périgueux. L’aéroport se justifie évidemment par des raisons non pas écologiques mais économiques. Aucun des projets que la municipalité défendra dans le cadre de l’Agenda 21 ne visera la fermeture de l’aéroport. Tous les projets liés à l’écologie auront dès lors un impact moindre, non-négligeable certes, mais moindre. Mais nous serons heureux de dire aux générations futures : certes, le pays bergeracois est plus pollué qu’autrefois, mais on a un aéroport.

Dans l’hypothèse où le lancement de l’Agenda 21 sur Bergerac donne réellement lieu à une participation et à une réflexion citoyennes sur les enjeux du développement durable, il sera important de demander : que visons-nous réellement à travers ces projets ? Que sommes-nous en droit d’oser espérer ? Le bon sens se heurtera-t-il aux enjeux économiques ?

Allons plus loin : je suspecte fortement que le « développement durable », concept fourre-tout et vague, ne soit nommé « développement durable » que pour masquer les intérêts économiques qui l’animent au moins autant que la question véritable de la responsabilité transgénérationnelle. Derrière les initiatives citoyennes – que de nombreux témoignages sont venus exemplifiés ce mercredi –, voire municipales ou intermunicipales, qui œuvrent réellement pour la responsabilité transgénérationnelle dans les domaines sociaux, culturels et écologiques, il y a aussi un marché du « développement durable » : des sociétés diverses qui ont trouvé là l’alibi éthique pour se développer durablement.

Ce dernier point m’amène à l’unique question à laquelle une réponse serait en droit d’être exigée: combien le bureau d’étude ACS touche-t-il pour mener à bien le diagnostic commandé par la mairie de Bergerac ?


Alexandre Noaille.

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